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L’Homme de cendre : Sfax, Hachemi, et l’ombre du silence !
Avec L’Homme de cendre, Nouri Bouzid signe un premier long-métrage d’une rare intensité, à la fois brut et profondément sensible. Sorti en 1986, ce film pionnier du cinéma tunisien aborde de front des sujets encore tabous aujourd’hui. Mais il ne se contente pas de dénoncer. Il creuse, gratte, dissèque le silence, la honte et le poids des traditions pour livrer un récit d’émancipation aussi dérangeant que nécessaire.
Le film suit Hachemi, un jeune homme sur le point de se marier, hanté par un passé qu’il n’a jamais pu nommer. Alors que les préparatifs battent leur plein, lui vacille. Dans cette faille intime s’ouvre le film : entre apparences sociales et effondrement intérieur. Sfax, filmée avec une précision presque documentaire, devient le théâtre étouffant de cette lutte invisible. Ruelles poussiéreuses, ateliers d’artisanat, toits écrasés de lumière : Bouzid capte l’architecture d’un monde patriarcal replié sur lui-même, où chaque pierre semble peser du poids du non-dit.
Mais L’Homme de cendre n’est pas qu’un film de dénonciation : il est un film de sensation. La mise en scène reflète l’état mental de Hachemi, construit sur la dislocation. Le récit avance par fragments, entre flashbacks brumeux, visions, cauchemars éveillés. Le style, proche de l’onirisme, fait glisser le film vers une zone trouble, quasi mentale. Comme chez Resnais dans Hiroshima mon amour ou Apichatpong Weerasethakul dans Tropical Malady, le souvenir devient un espace de cinéma à part entière : vaporeux, hanté, instable.
Tout passe par le regard et les gestes suspendus. Bouzid filme un corps empêché, un esprit fracturé, un silence qui déborde. Hachemi est littéralement un homme de cendre : résidu d’un feu ancien, d’un trauma encore incandescent. La violence ici n’est pas frontalement montrée : elle est un climat, un poison diffus, une architecture psychique. Comme chez Haneke, elle se loge dans les relations, l’étroitesse du quotidien, les murs.
Autour d’Hachemi, gravite une constellation de personnages secondaires, chacun porteur d’un pan du système oppressif. Le père, notamment, hante silencieusement le récit. Non pas violent, mais absent. Physiquement présent, moralement effacé. C’est un père qui délègue, qui détourne les yeux, qui se tait. Par son inertie, il devient complice. Il incarne cette autorité creuse, transmise de génération en génération, fondée sur la dissimulation et l’honneur. Une figure virile incapable de nommer la tendresse, de reconnaître la vulnérabilité de son propre fils.
À l’opposé de cette figure fantomatique, un autre personnage émerge, flamboyant, bouleversant : Farfat. Marginal, fluet, moqué, Farfat est l’exclu que la société tolère à sa marge. Mais derrière ses airs fantasques, il détient une vérité crue. Il sait. Il voit. Et parce qu’il n’a plus rien à perdre, il ose dire ce que tous taisent. Il devient le miroir grotesque, celui par qui l’ordre vacille. À travers lui, Bouzid insuffle un souffle, ambigu, salutaire. Farfat n’a pas les mots justes, mais il a l’intuition brute, celle qui dérange et qui libère.
Le film ne juge pas, il scrute. Il écoute. Il laisse le trouble s’installer. La lumière est crue, les cadrages sont serrés, le rythme est lent, étouffant. Mais parfois, une terrasse, une parole suspendue dans la nuit, un regard sincère ouvrent un court instant la possibilité d’un air respirable. Le cinéma de Bouzid est un cinéma de la fissure, du tremblement, du feu invisible. Il ne s’agit pas de représenter la violence, mais de montrer ce qu’elle laisse : des traces, des silences, des gestes empêchés.
La performance d’Imed Maalal, tout en retenue, rend palpable cette oppression intérieure. Son regard fuyant, son corps raide, son mutisme progressif traduisent l’enfermement. Ses flashbacks – lumière blanche, visages flous, sons étouffés – ressemblent à des brûlures : le passé ne revient pas comme une image, mais comme une douleur.
Avec L’Homme de cendre, Bouzid ne brise pas seulement un tabou. Il ouvre une blessure enfouie, patiemment, jusqu’à en faire un paysage mental. Il filme la douleur au masculin, non pour la sanctifier, mais pour l’arracher à l’ombre. Ce n’est ni un récit de rédemption, ni une tragédie classique. C’est un cri lent, contenu, presque sacré.
Presque quarante ans après sa sortie, ce film n’a rien perdu de sa puissance poétique et sociale. Il continue de résonner avec une force intacte. Dans un monde arabe encore peuplé de silences, L’Homme de cendre reste une prise de parole radicale pour tous les Hachemi qui, aujourd’hui encore, cherchent à sortir de l’ombre.
Fadoua Medallel
22 Juin 2025