Cast & Crew
Kardiogramma : L’enfance en fragments, une quête de sens dans le silence et la solitude !
En 1995, Darezhan Omirbaev livre avec Kardiogramma un film à la fois sobre et poignant, où se dessine une réflexion profonde sur l’enfance, l'isolement et la quête d’identité. Le film narre l’histoire d’un jeune garçon souffrant de problèmes cardiaques, interné dans un centre médical pour enfants, où il se trouve confronté à un double défi : celui de sa santé et de sa condition d’étranger, car il ne parle pas la même langue que les autres enfants. Ce qu’il vit, en somme, est une double épreuve : physique et émotionnelle, un peu comme si son corps et son âme étaient à la fois malades et étrangers au monde.
Ainsi, Kardiogramma ne fait pas qu’observer l’enfance ; il nous invite à y entrer, à ressentir à travers les yeux d’un enfant qui, sans comprendre, traverse les premières grandes épreuves de la vie. C'est une œuvre où la simplicité du cinéma se mêle à une richesse émotionnelle qui trouve sa vérité dans l’invisible, le non-dit, et dans les silences lourds de sens.

C’est un film sur l’incompréhension, sur ce moment où un enfant commence à réaliser que le monde n’est pas aussi simple et rassurant que ce qu’il croyait. Cette situation est universelle et rappelle des œuvres comme Les 400 coups (1959) de Truffaut, où Antoine Doinel fait face à une société qui semble lui tourner le dos.
Cependant, ce que j’apprécie particulièrement dans kardiogramme, c’est sa capacité à dépeindre l’isolement et la solitude sans en faire un drame excessif. Le film est un puzzle émotionnel, où chaque plan est une pièce qui, lentement, nous fait sentir la profondeur du vide que ressent l’enfant.
Omirbaev choisit de raconter l’histoire de son protagoniste à travers un regard qui se veut à la fois distant et empathique. Les silences sont aussi puissants que les mots, et l’œil de la caméra – constamment en mouvement, presque désespéré – capte avec une sensibilité rare la détresse muette du petit garçon.

Dans l’histoire de ce film, il y a aussi une vraie question de communication : non seulement celle entre les enfants et le monde qui les entoure, mais aussi celle entre le réalisateur et son propre pays, le Kazakhstan, dans un moment de transition après l’effondrement de l’Union soviétique. Le film de Omirbaev est un miroir tendu à une époque de mutation où l'identité nationale se redéfinissait, où les traditions se heurtaient aux influences extérieures. Ce garçon, dont le cœur souffre, semble être un symbole de ce malaise post-soviétique, ce déchirement intérieur entre un passé héritier d’un empire et un avenir encore flou, difficile à saisir.
L’aspect le plus frappant de Kardiogramma, c’est cette manière dont Omirbaev traite le sujet de l’enfance avec un réalisme clinique. Le réalisateur, lui-même ayant grandi dans la période de transition du Kazakhstan, porte un regard d’une étonnante lucidité sur la douleur intérieure de l’enfant, il fait de Kardiogramma un film où l’on ressent ce qui ne se dit pas, plus que ce qui se dit.
Le réalisateur, dans une interview, confiait que l’une des plus grandes difficultés fut de travailler avec des enfants qui, non seulement n’étaient pas habitués à être filmés, mais devaient en plus jouer dans un contexte culturel totalement différent du leur. Le jeune acteur principal, qui n’avait jamais travaillé devant la caméra, a dû surmonter son propre sentiment d’incompréhension, ce qui, d’une certaine manière, se transpose parfaitement à son personnage. Il a fallu plusieurs prises pour obtenir la justesse émotionnelle, et le réalisateur a dû créer un environnement de tournage calme et presque austère, où l’enfant ne serait pas trop distrait par la machinerie cinématographique.
L’un des éléments marquants du film est l’utilisation des paysages. La caméra de Omirbaev ne craint pas de filmer des espaces vastes et souvent vides, à l’image de la solitude du protagoniste. Ce vide visuel, loin de souligner une absence, devient une métaphore de la fragilité de l’enfant et de sa condition. Comme si chaque plan était une respiration du cœur malade, chaque paysage un écho silencieux à sa douleur intime. On retrouve là une parenté avecl’œuvre de Kiarostami, qui, dans Le Goût de la cerise, utilisait la nature pour réfléchir à la solitude de l’individu.
À la fin, quand le garçon se rapproche enfin de ses compagnons, lorsqu’il commence à saisir leurs jeux et à comprendre, ne serait-ce qu'un peu, le monde qui l’entoure, on comprend que la guérison du cœur n’est peut-être pas qu’une question médicale. La véritable guérison semble être celle du langage et de la communication. En cela, Kardiogramma est une parabole sur l’adaptation, non seulement à un environnement social, mais aussi à un monde qui, parfois, semble ne pas nous comprendre. Omirbaev n’offre pas de solution simple, mais nous invite à considérer cette fragile beauté de l’enfant dans un monde trop grand, trop complexe, et pourtant, toujours capable de créer des ponts.
Omirbaev, avec une grande maestria, parvient à raconter cette histoire de manière telle que l’on se sent, à la fin, aussi perdu et désorienté que ce jeune garçon, mais aussi un peu plus sage. Et comme souvent avec les grands films, Kardiogramma nous laisse avec plus de questions que de réponses, mais aussi cette impression douce et amère d’avoir frôlé quelque chose de profondément humain.