Backstage : Une errance chorégraphique fascinante mais inaboutie !
Dès ses premières minutes, Backstage s’impose comme un film où la danse contemporaine n’est pas seulement un art, mais une trame narrative à part entière. Afef Ben Mahmoud et Khalil Benkirane y développent un récit où le corps en mouvement devient langage. Chaque geste raconte une histoire. Avec la participation du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui et d’une pléiade de danseurs professionnels – Sofiane Ouissi (Malik), Ali Thabet (Ilyes), Hajiba Fahmy (Sondos), Nassim Baddag (Seif) et Sondos Belhassen (Nawel) – le film s’ancre dans une esthétique sensorielle. Ici, la danse prolonge les émotions des personnages. Les tableaux dansés sont superbes. La caméra capte avec précision l’énergie des corps, en interaction constante avec l’espace. On pense à Pina (2011) de Wim Wenders, où la danse devient narration, ou encore à Climax (2018) de Gaspar Noé, qui explore la tension entre performance et chaos. Le choix d’un casting majoritairement composé de danseurs professionnels apporte une intensité physique remarquable. Chaque interprète impressionne par sa présence scénique, renforcée par une mise en scène qui valorise le langage corporel. Si la direction d’acteurs reste parfois inégale, le film compense largement par la force de ses chorégraphies.
Narrativement, Backstage aborde une mosaïque de thèmes : tensions amoureuses, dynamiques de groupe, épuisement psychologique. Il traite aussi de questions plus vastes : les séquelles de la décennie noire, la guerre en Syrie ou encore l’impact de la pandémie de Covid sur les esprits et les corps. Des réflexions plus intimes émergent aussi : la peur du vieillissement chez les danseurs, le choix de ne pas avoir d’enfants pour préserver son corps, ou encore la complexité d’une grossesse issue d’une relation avec un homme bisexuel qui ne s’assume pas. Ces éléments enrichissent la toile de fond, même si leur traitement reste elliptique, laissant au spectateur le soin de combler les non-dits.
Au-delà de ces trajectoires individuelles, Backstage interroge la place de l’humain dans son environnement. Dès la première séquence, la troupe danse devant des écrans diffusant des images de catastrophes environnementales. Ici, la danse devient un acte de résistance : une tentative d’inscrire le mouvement dans un monde en péril. Plus tard, la troupe se retrouve livrée à une nature sauvage, errant dans une forêt obscure. Cette errance nocturne révèle une tension centrale : homme vs nature, contrôle vs abandon, harmonie vs confrontation. Les danseurs, porteurs d’un monde en crise, font eux-mêmes face à la peur, à l’inconnu et à la frustration. Leur périple se clôt sur une attaque de singes.. ! Ce sous-texte, comme d’autres dans le film, reste cependant peu exploité sur le plan dramaturgique.
Plusieurs duos et trios incarnent cette sensualité silencieuse. Le trio formé par Ali Thabet (Ilyes), Hajiba Fahmy (Sondos) et Nassim Baddag (Seif) rappelle la fameuse scène de In the Mood for Love de Wong Kar-wai : les corps s’effleurent, hésitent entre passion et retenue. Le duo homosexuel muet, incarné par Malik (Sofiane Ouissi) et Sidi Larbi Cherkaoui, pousse cette logique encore plus loin. Leur relation n’existe que par le toucher. La dynamique entre Charkaoui et Afef Ben Mahmoud suit une logique similaire, faite de proximité corporelle et de silences expressifs.
L’un des moments les plus poignants reste la séquence rose entre Nawel (Sondes Belhassen) et son mari disparu. Dans ce passage onirique, hors du récit linéaire, la nature devient le théâtre d’un dialogue fantomatique.
Nawel imagine son mari, le convoque par la danse. Puis tout s’évapore, et la forêt reprend ses couleurs naturelles. Ce geste éphémère incarne une volonté de résistance à l’oubli, de figer un instant dans la mémoire.
En somme, Backstage est une œuvre ambitieuse qui fusionne danse contemporaine et récit de survie. Son esthétique visuelle puissante et ses correspondances poétiques séduisent. Le film laisse volontairement des zones d’ombre, privilégiant l’émotion corporelle à la narration classique. Un choix qui pourra dérouter certains spectateurs, mais qui confère à Backstage une profondeur sensorielle rare.
Fadoua Medallel
3 Avril 2025